Aviation Club
Le début de l’histoire est niché au creux de la boîte du parfum
(…) Un large escalier revêtu d’un épais tapis me mena tout en douceur au comptoir d’accueil où un jeune et élégant commis prit en consigne mon passeport. Le passage obligé au vestiaire me fit découvrir le hall principal au centre duquel trônait un magnifique lustre projetant une lumière somptueuse sur les boiseries vernies et les fauteuils de cuir patiné. Un immense bouquet de fleurs fraîches posé sur la table en marbre venait mettre la touche finale à ce décor chaleureux et distingué. Je me dirigeai vers la salle réservée au poker où je fus assaillie par un immense nuage de fumée.*
[*On est à l’automne 2006, la loi antitabac française n’est pas encore passée, et environ un Français sur deux fume. Le concept du non-fumeur à l’Aviation Club se résumait alors à une politesse invitant les joueurs à ne pas fumer s’ils occupaient l’un des deux sièges situés tout à côté du croupier. Bien que l’attente pour un siège dépassait souvent une heure, il n’était pas rare de voir des joueurs préférer leurs cigarettes à l’un de ces deux sièges. C’est dire la folie !]
Je m’aventurai plus profondément dans l’allée emboucanée et découvris l’épicentre de la distribution des sièges : un tableau sur lequel étaient inscrites les initiales des joueurs en attente. Je fis inscrire les miennes et profitai de cette pause forcée pour apprivoiser les habitudes de la maison et observer le jeu sur les tables.Après une quarantaine de minutes, j’entendis crier : « I » « M ». C’était bien moi. Jetons en main et surcharge d’adrénaline dans les veines, je me dirigeai à mon siège.**
[**J’allais finalement pouvoir affronter le tapis feutré, me mesurer aux huit autres personnes à la table, toutes à la recherche de ces montagnes russes d’émotions qu’amène le poker. Ce lieu où tant d’egos se gonflent et se dégonflent, où les contrastes entre les gains et les pertes, entre la fierté et le dégoût, entre la vie et la mort, sont si aigus parfois qu’ils semblent donner à nos vies l’intensité que notre quotidien et nos sociétés modernes trop tempérées lui ont enlevée.]
Je saluai timidement les joueurs et fus reçue de quelques sourires. L’attention était sur le jeu en cours. Je m’assieds et, les mains moites, j’empilai mes jetons nerveusement. Question de reprendre le dessus sur mes émotions, j’attendis qu’un tour de table passe avant de faire mon entrée de jeu. Je mis enfin mon « big blind » et jetai un coup d’œil aux deux cartes qu’on m’avait passées. Ça y est, je jouais...
Quelques heures plus tard, je sortis bredouille mais contente de cette première expérience. Et comme j’en fis un rendez-vous hebdomadaire, j’eus l’occasion de me refaire et me défaire à maintes reprises. Mais, bien plus que l’attrait du gain, c’est la camaraderie spontanée qui s’installait chaque soir autour de la table qui me fit ainsi revenir. Ces heures passées autour d’une table à l’Aviation Club me permirent de saisir toute la richesse historique et culturelle entourant la langue française, laquelle se manifeste encore aujourd’hui par une fabuleuse aisance dans les jeux d’esprit et dans l’art de la réplique assassine toujours emballée d’élégance et de bon goût. Je me suis marrée comme jamais ! Et ces visages qui, au départ, me semblaient hostiles et étrangers devinrent familiers et sympathiques. J’étais désormais en terrain connu, on me reconnaissait, on m’appelait par mon nom. J’y étais un peu chez moi, mais à cent lieues de chez-moi.